« Dans l’Eglise orthodoxe il y a un apophtegme d’Evagre le Pontique (moine du IVe siècle) qui est très connu et que l’on cite volontiers : « Si tu es théologien, tu prieras vraiment et si tu pries vraiment, tu es théologien ».
La théologie n’est donc pas à nos yeux une connaissance intellectuelle, mais une connaissance expérientielle. Et cette expérience, tout un chacun peut la vivre.
Cette expérience, c’est la prière.
La prière est le moyen de communiquer avec Dieu, mieux : de communier avec Dieu.
Elle exprime un désir qui jaillit du plus profond de nous- même, qui jaillit d’une zone qui existe en chacun de nous et qui est comme la trace de notre origine divine. La partie divine de notre être aspire à retrouver sa source. Et c’est cette aspiration, ce désir, qui jaillit en prière. Encore faut-il avoir atteint cette zone de nous-même, faut-il l’avoir « activée » pour que la communication s’établisse. Et c’est justement par la prière que notre âme va s’éveiller : la prière appelle la prière.
C’est pour cela que le Christ répétait qu’il faut prier et prier sans cesse. « Veillez et priez ». Lui-même se retirait dans la montagne, « dans les solitudes », nous dit l’Evangile, pour prier.
St Isaac le Syrien, comme beaucoup de Pères de l’Eglise, dit même qu’il « est impossible de s’approcher de Dieu par d’autres moyens que la prière incessante ».
Nous prions pour rendre grâces, nous prions pour demander l’aide de Dieu, nous prions pour nous mettre à l’écoute de Dieu et c’est alors la Voie du Silence. La voie de l’hésychasme, c’est la voie du dépouillement. J’y reviendrai.
En dehors de la prière du « Notre père » qui est comme pour tous les chrétiens la prière essentielle, l’autre prière importante pour les orthodoxes est la prière à l’Esprit Saint.
« Roi du Ciel Consolateur, Esprit de Vérité, Toi qui es partout présent, Toi qui emplit tout, Trésor de grâces, Donateur de Vie, viens et demeure en nous, purifie nous de toute souillure et sauve nos âmes, Toi qui es Bonté. »
Pourquoi l’importance de cette prière ? Parce que, comme le résume très bien St Séraphin de Sarov, « le but de la vie chrétienne est l’acquisition du Saint-Esprit ».
Comment prie-t-on ?
Jésus nous invite à prier, seul, (« retire toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte et prie ton Père qui est là, dans le secret » Mat 6,5), mais aussi en commun (« si deux ou trois d’entre vous unissent leurs voix pour demander quoi que ce soit, cela leur sera accordé » Mat 18, 19).
Commençons par la prière en Eglise.
Ceux d’entre vous qui ont eu l’occasion d’assister à un office orthodoxe en France, en Russie, en Grèce ou ailleurs, auront certainement noté que les fidèles expriment leur piété avec leur corps.
En effet, le corps est important dans la prière et comment pourrait-il en être autrement puisqu’ il est « le temple du Saint-Esprit » ?
Nous prions debout, et c’est probablement un héritage juif, - Jésus priait debout lui aussi- (cf. Marc, 11, 25).
L’avantage de la position debout c’est qu’elle nous tient en éveil (« soyons attentifs ! » répète le diacre durant la liturgie) et qu’elle laisse au corps sa liberté de mouvement. On n’est pas sanglé sur une chaise.
Durant les offices ce sont le prêtre, le diacre, un lecteur et la chorale qui disent ou chantent les prières et les fidèles participent à ces prières par leur attention, par leur prière silencieuse et aussi en se signant, pour marquer leur adhésion aux prières chantées.
La première prière pour un orthodoxe, c’est le signe de croix, que l’on apprend dès leur plus jeune âge aux enfants. Poser la croix sur notre corps c’est demander la bénédiction de Dieu, mais c’est aussi une façon d’adhérer à une prière. Ce signe de croix est un acte de foi en lui-même puisque les trois doigts réunis en un (pouce, index et majeur réunis) confessent la Trinité et les deux doigts (annulaire et auriculaire) repliés sur la paume symbolisent la double nature du Christ : Dieu et homme.
Au signe de croix, s’ajoutent les petites et grandes métanies qui sont l’expression de notre vénération, de notre adoration ou de notre supplication (je pense à l’Epiclèse, l’invocation à l’Esprit Saint lors du sacrifice eucharistique, mais aussi aux prières pénitentielles du grand carême).
Et puis il y a bien sûr les fresques et les icônes. Dans l’église, alors que nous sommes rassemblés pour prier, ces « images » sacrées représentent au vrai sens du mot (rendre présent) la « nuée de témoins qui nous entoure ».
Les saints sont vénérés dans l’Orthodoxie parce qu’ils ont su restaurer l’image de Dieu en eux et nous les considérons comme les grands frères ou sœurs qui nous ont précédé sur le chemin de la Foi, sur le chemin du Salut. Ils nous montrent le Chemin, qui est le Christ (et sur l’iconostase leurs silhouettes inclinées désignent clairement le Sauveur) et comme ils sont dans l’Esprit Saint et que l’Esprit Saint est « partout présent », ils sont donc autour de nous. Ils ne sont pas seulement représentés sur les murs et sur les icônes : ils sont réellement présents.
Lorsque le diacre sort du sanctuaire pour encenser l’assemblée, ce sont les fresques et ces icônes – donc les saints – qu’il encense, ainsi que les fidèles, les uns après les autres. Nous sommes alors salués en tant qu’icônes de Dieu, en tant que « saints en puissance » ; nous sommes alors considérés comme déjà agrégés à la communauté des Saints. Pour expliquer la piété du peuple russe, Dostoïevsky disait que « les rites liturgiques et para-liturgiques que l’Orthodoxie cultive volontiers sont le vase qui contient le précieux « liquide » de la prière, de l’enseignement et des sacrements de l’Eglise. Ce récipient n’a pas grande valeur en lui-même, mais si on le brise, son précieux contenu se déverse et se perd à jamais ». Cette réflexion peut nous aider à comprendre l’inflexibilité des orthodoxes vis-à-vis de la Tradition, autrement dit « le vase » évoqué par Dostoïevsky : que ce soit dans la structure des offices, l’hymnographie, l’iconographie, l’Eglise veille à ne pas « perdre à jamais » le contenu et par conséquent elle veille à préserver le contenant.
Les orthodoxes sont convaincus que la beauté de la liturgie n’est pas facultative. Elle est le signe de la présence du Saint Esprit. Et la beauté de la liturgie n’a pas pour seul objectif d’apaiser l’âme ou de la réjouir, mais de la transfigurer en la faisant communier dès ici-bas à la Beauté divine.
Et puis il y a la prière solitaire.
Si la vie liturgique est nourrissante et même tonifiante (je pense à la nuit pascale dont on sort comme IVRES de joie), la prière dans la solitude et le silence est la Voie pour s’approcher de Dieu. « Emmure-toi de silence » disait Séraphin de Sarov.
J’ai parlé de « désir » en commençant, mais on n’a pas toujours envie de prier. Pourtant le Christ le premier, on l’a vu, et beaucoup de Pères de l’Eglise après lui, jusqu’à nos pères spirituels d’aujourd’hui y insistent : il faut parfois se faire violence, il faut acquérir une certaine discipline (et même une discipline certaine) si l’on veut réveiller notre âme. « Mon âme, ô mon âme, tu sommeilles, réveille-toi, car le terme est proche et le trouble qui va te saisir est imminent… »
Je l’explique ainsi aux enfants : tu entretiens ton corps, tu en prends soin, comme tu prends soin de ton esprit, de tes affects (de ton cœur) et qu’en est-il de ton âme ?
Les prières quotidiennes, les lectures de la Bible, particulièrement les Psaumes, font partie de cette praxis.
Et puis il y a le silence.
Dans l’agitation des pensées, multiples et contradictoires, dans l’agitation des sens, comment seulement saisir Celui qui est insaisissable ? Comment saisir ce « je ne sais quoi qu’on saisit d’aventure » (St Augustin) ?
En faisant le calme autour de nous et en nous, en fermant derrière nous la porte et en laissant à la porte tous « les soucis de ce monde » (hymne des Chérubins), toutes nos pensées et même notre soi-disant connaissance, en se plongeant dans l’Inconnaissance pour être saisi par l’Inconnaissable.
Il y a un passage de l’Evangile qui a été commenté par certains pères pour éclairer ce chemin vers la prière et la transformation qu’elle peut opérer en nous. C’est la rencontre du Christ avec Nicomède (Jean, 3, 1-21).
Nicomède est un notable, qui, visiblement, est troublé, interpellé, par la personnalité de Jésus. Aussi cherche-t-il à le rencontrer, mais c’est de nuit « qu’il vient à Jésus ». Il vaut mieux que cela ne s’ébruite pas chez les pharisiens, dont il fait partie.
Il commence : « Rabbin, nous le savons, tu es un Maître qui vient de la part de Dieu :
personne ne peut accomplir les signes que tu accomplis si Dieu n’est avec lui ».
Ignorant cette entrée en matière un rien obséquieuse, Jésus lui répond à sa manière, c’est-à-dire en allant droit à l’essentiel :
« En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître d’en-haut, nul ne peut voir le Royaume de Dieu ».
Nicodème fait un peu l’idiot et proteste : « mais comment un homme peut-il à nouveau rentrer dans le ventre de sa mère pour renaître ? »
Jésus ignore à nouveau sa réflexion et continue :
« En vérité je te le dis, à moins de naître d’eau et d’Esprit, nul ne peut entrer au Royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’Esprit est Esprit. Ne t’étonne pas si je t’ai dit : « Il vous faut naître d’en-haut. Le vent souffle où il veut ; tu entends sa voix mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit ».
C’est clair : pour entrer en communion avec Dieu il nous faut naître à nouveau, il nous faut naître de l’Esprit. C’est plus qu’une « transformation » qui est nécessaire, c’est une re-naissance.
Voilà pourquoi l’Eglise insiste sur l’importance de l’invocation à l’Esprit Saint.
Si nous nous abandonnons en Lui, alors pourra se faire la vraie métanoïa qui nous permettra de devenir des « petits christ », alors on entrera dans une réalité qui n’est pas descriptible parce qu’elle échappe à nos sens et notre intelligence : « ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme ». On entrera dans l’Inconnaissable.
Mais le Christ nous avertit : de la même façon qu’on ne sait ni d’où vient ce « souffle » ni où il va, puisque Dieu est inconnaissable, on ne peut présager QUI sera le nouvel être enfanté par l’Esprit de Dieu, le nouvel être qui naîtra en nous, ni savoir où cela nous mènera.
« Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit ».
C’est le chemin inverse qu’avait suivi Adam qui avait renoncé à l’Inconnaissance et par conséquent à la communion avec Dieu.
C’est le chemin du dépouillement : c’est la voie Hésychaste.
Je conclurai en disant que dans la Tradition de notre Eglise, nous sommes guidés dans notre cheminement vers le Père entre l’ abondance liturgique superbe et débordante d’enseignements et le dépouillement de la voie hésychaste.
On est absolument libre de choisir plutôt l’une, plutôt l’autre ou de choisir…tout !